IX
À leur arrivée à la cave, Glimmung les salua d’un grondement chaleureux. « Vous n’aurez pas besoin d’électronique traductrice », les informa-t-il. « Je communiquerai avec chacun d’entre vous par télépathie, dans sa propre langue. »
Il remplissait pratiquement toute la cave et ses interlocuteurs durent rester serrés aux portes des ascenseurs. Il s’était ramassé ; sa masse avait pris un aspect plus dense et compact, mais sa stature les dominait encore tous.
Pour se rassurer, Joe prit une profonde aspiration et dit : « Êtes-vous prêt à payer les dommages occasionnés à l’hôtel par votre présence ? »
« La direction recevra mon chèque demain matin », répondit Glimmung.
« M. Fernwright faisait une plaisanterie lorsqu’il vous demandait de rembourser l’hôtel », intervint Harper Baldwin nerveusement.
« Une plaisanterie ? » s’étonna Joe. « Écraser dix des douze étages d’un immeuble ? Des gens ont peut-être été tués, des dizaines, des centaines d’entre eux. Et combien y a-t-il de blessés ? »
« Mais non, mais non », le rassura Glimmung. « Je n’ai tué personne. Mais votre demande est légitime, monsieur Fernwright. » Joe sentait la présence de Glimmung à l’intérieur de lui-même, étalée au plus profond de son esprit ; la créature fouillait de-ci de-là, jusqu’aux recoins les plus secrets de son psychisme. Je me demande ce qu’il recherche ? pensa Joe. Et aussitôt la réponse surgit, éclatante, à sa conscience. « Vos réactions au Livre des Kalendes m’intéressent », fit Glimmung. Il s’adressa alors à l’assemblée tout entière. « Parmi vous, Mali Yojez était la seule à connaître le Livre. J’ai besoin d’étudier les réactions des autres. Cela ne prendra qu’un instant. » L’extension de Glimmung quitta l’esprit de Joe ; elle s’en était allée ailleurs.
Se tournant vers Joe, Mali lui dit : « Je vais lui poser une question. » Elle aussi prit son souffle, comme un athlète avant la course. « Glimmung », fit-elle d’une voix tranchante. « Dites-moi quelque chose. Allez-vous bientôt mourir ? »
L’énorme masse s’agita ; ses extrémités en forme de fouet étaient secouées de soubresauts angoissés. « Avez-vous lu cela dans le Livre des Kalendes ? » demanda-t-il. « Il ne mentionne rien de tel, et si ma mort était proche, il l’aurait annoncée. »
Mali fit : « Alors le Livre est infaillible. »
« Vous n’avez aucune raison de penser que je vais bientôt mourir », continua Glimmung.
« Absolument aucune », répondit Mali. « J’ai posé ma question pour apprendre quelque chose. C’est fait. »
« Quand je suis déprimé », dit Glimmung, « je me mets à penser au Livre des Kalendes et il me vient la certitude que mon échec est inexorable – que je n’arriverai en fait à rien du tout ; la cathédrale restera engloutie au fond de la Mare Nostrum pour l’éternité. » Joe intervint : « Mais c’est lorsque vous vous sentez vide de toute énergie. »
Glimmung répondit lentement : « Toute entité vivante passe par des périodes d’expansion et de contraction. Le rythme de la vie ne pulse pas moins en moi qu’en vous tous. Je suis plus grand ; je suis plus vieux ; je peux faire bien des choses dont vous seriez incapables, même si vous vous rassembliez tous pour y parvenir. Mais il est des moments de crépuscule où le soleil est bas sur l’horizon, même si la nuit n’est pas encore tombée. De minuscules lumières s’allument déjà ici et là, mais elles se perdent dans la distance, loin de moi. Nulle lumière dans ma demeure. Je pourrais bien sûr créer autour de moi de la vie, de la lumière, de l’activité ; mais ce serait des mouvements manufacturés, des extensions de ma seule personne. Tout cela est maintenant changé avec votre arrivée. Le groupe d’aujourd’hui est la structure ultime. Mlle Mali Yojez, M. Fernwright, M. Baldwin et leurs compagnons viennent la compléter et il n’y aura plus d’arrivée. »
Joe se demanda s’ils quitteraient un jour la planète. Il pensait à la Terre, sa vie là-bas ; au Jeu et à sa chambre dont la fenêtre aveugle ouvrait une orbite sombre sur le néant ; il revoyait les billets de pochette surprise du gouvernement qui arrivaient à la tonne. Kate était là, dans son esprit elle aussi. Je ne l’appellerai plus jamais, pensa-t-il ; je le sens, je le sais. Peut-être à cause de Mali, ou bien de ma situation plus large… de Glimmung et de l’Œuvre.
Que fallait-il penser de l’entrée fracassante de Glimmung ? Tomber à travers dix étages pour se retrouver à la cave. Cela devait vouloir dire quelque chose. Et puis il comprit soudain ; Glimmung connaissait son poids. Mali l’avait bien dit : il n’existait pas de plancher assez solide pour le soutenir. Glimmung avait agi en connaissance de cause.
Il a fait ça pour que nous n’ayons pas peur de lui, comprit Joe. Pour que nous ne soyons pas trop impressionnés par son véritable aspect. Et c’est pourquoi nous devons être plus terrifiés encore. Plus que jamais. Juste à cause de cette ruse.
La pensée de Glimmung éclata dans son esprit : « Peur de moi ? »
« Peur de l’Œuvre tout entière », répondit Joe. « Les chances de succès sont trop minces. »
« Vous avez raison. Nous sommes confrontés au hasard, au domaine du possible. Des probabilités statistiques. Nous pouvons réussir ou non. Je ne prétends pas le savoir. Je ne peux qu’espérer. Je n’ai pas de certitude sur le futur – mais les autres non plus, y compris les Kalendes… C’est le fondement de mon projet. »
Joe remarqua : « Mais espérer et puis être déçu… »
« Est-ce si terrible ? » fit Glimmung. « Je vais maintenant vous dire quelque chose qui vous concerne tous, une caractéristique de votre groupe. Vous avez tellement subi d’échecs dans votre vie que vous ne pouvez plus en supporter l’idée. »
Je l’ai déjà pensé, ajouta Joe pour lui-même. La vie est ainsi faite.
« Je vais vous expliquer ce que je fais », reprit Glimmung. « J’essaie de tester la limite de mes forces. On ne peut pas la connaître dans l’abstrait, il faut en faire l’expérience ; tenter un exploit qui laisse apparaître au grand jour les vraies frontières de ma puissance considérable. L’échec ne m’en apprendrait pas moins sur moi que le succès. Me comprenez-vous ? Non, personne ici n’en est capable. Vous êtes paralysés et c’est pour cette raison que je vous ai amenés ici. Pour qu’à la fin vous vous connaissiez vous-mêmes. Et vous y arriverez, tous sans exception. »
« Mais si nous échouons ? » interrogea Mali.
« Le savoir restera vôtre. » Glimmung paraissait décontenancé ; comme si un gouffre s’était creusé entre le groupe et lui. « Vous n’y comprenez vraiment rien, n’est-ce pas ? » fit-il en s’adressant à la cantonade. « Mais tout cela changera bientôt ; tout au moins pour ceux qui décideront d’aller jusqu’au bout. »
Une créature fongiforme demanda en zézayant : « Avons-nous encore la possibilité de choisir ? »
« Ceux d’entre vous qui désirent retourner sur leur monde d’origine sont libres de le faire », répondit Glimmung. « Je paierai leur retour en cabine de première classe. Mais qu’ils sachent qu’ils retrouveront leur planète exactement comme ils l’ont laissée. Et qu’ils ne le supporteront pas plus qu’avant. Lorsque je vous ai trouvés, vous aviez, tous sans exception, l’intention de vous détruire et vous aviez commencé à le faire. Rappelez-vous… c’est votre passé. N’en faites pas votre avenir ! »
Le silence retomba, lourd de malaise, sur la pièce.
« Je m’en vais », fit Harper Baldwin.
Plusieurs personnes se rapprochèrent de lui, signifiant leur décision par leur mouvement.
« Que décides-tu ? » demanda Mali à Joe.
Il répondit : « Ce qui se tient dans mon ombre, c’est la police. » Et la mort, pensa-t-il. Pareil pour toi… pour nous tous.
« Non », reprit-il. « Je vais essayer. Tenter ma chance… ou la sienne. Et peut-être a-t-il raison : même l’échec est précieux pour celui qui sait apprendre. Il nous révèle nos limites, trace nos contours. »
Avec un frisson d’angoisse, Mali lui dit : « Si tu me passes une cigarette de tabac, je resterai moi aussi. Mais je meurs d’envie de fumer. »
« Ça ne vaut pas de mourir là », reprit Joe. « Mourons plutôt pour cette tâche. Même si cela nous fait retomber les dix étages. »
« Les autres ont décidé de rester », révéla Glimmung.
« C’est exact », crissa un céphalopode uni valve.
Mal à l’aise, Harper Baldwin fit : « Je crois que je vais rester, moi aussi. »
D’une voix satisfaite, Glimmung lança : « Alors, commençons le travail. »
De lourds camions avaient été garés dans le parking de l’hôtel. Les conducteurs étaient déjà au volant et avaient reçu leurs instructions.
Un organisme corpulent à la longue queue visqueuse s’approcha de Joe et Mali, une liste de noms fermement serrée dans une patte velue, et leur dit de le suivre avant de répéter son injonction à onze autres personnes du groupe.
« C’est un Werj », fit Mali à Joe. « Ce doit être notre conducteur. Leurs excellents réflexes leur permettent de conduire très vite. Nous serons sur le promontoire en une quelconque minute. »
« En quelques minutes », la corrigea Joe, l’esprit absent, comme il s’asseyait sur une banquette au fond du camion.
D’autres créatures se pressèrent près d’eux et le moteur de l’engin démarra en grondant.
« Qu’est-ce que c’est que cette turbine ? » demanda Joe que le bruit agaçait.
Son voisin, un bivalve à la mine aimable, grogna : « C’est un moteur à explosion. Il ne va pas arrêter de faire du boucan. »
« Voilà la vie de frontière », fit Joe qui sentait monter en lui une joie douloureuse. Oui, pensa-t-il, nous sommes sur la frontière. Nous voici revenus au temps d’Abraham Lincoln et de sa cabane en rondins, de Daniel Boone et de tous les vieux pionniers.
Un à un les camions sortirent du parking, allumèrent leurs phares qui découpèrent la nuit de leur lumière jaune, comme les orbes de lucioles étrangères.
« Glimmung nous attend là-bas », fit Mali ; elle semblait épuisée. « Il est capable de relocalisation réflexe, grâce à des pulsations autonomes venues du système neuro-végétatif. En fait, on peut dire qu’il se déplace d’un endroit à un autre instantanément. » Elle se frotta les yeux et soupira.
Le gentil bivalve intervint une fois de plus dans la conversation. « La créature qui est assise à votre droite dit la vérité, monsieur Fernwright. » Il étendit un pseudopode en direction de Mali. « Mademoiselle Yojez, je suis Nurb K’ohl Dáq, natif de Sirius III. Nous attendions votre groupe avec impatience, car nous savions que votre arrivée à l’hôtel Victoria coïnciderait avec le début d’un travail que nous espérions depuis si longtemps. Il semblerait que ce moment soit enfin arrivé. Mais je suis plus heureux encore de me présenter à vous et de vous connaître, car mon travail sera de rechercher puis de remonter à la surface les objets incrustés de corail qui se retrouveront sur votre établi. »
Une sorte d’araignée d’un noir luisant dans son exosquelette chitineux intervint alors : « Je suis l’ingénieur chargé d’emballer et de transporter les pièces de M. Nurb K’ohl Dáq à votre bureau. »
« Avez-vous déjà commencé les recherches préliminaires, pendant que vous nous attendiez ? » demanda Mali.
« Glimmung nous a tenu cloîtrés dans nos chambres », expliqua le bivalve. « Nous passions notre temps à étudier les documents relatifs à l’histoire d’Heldscalla et à regarder sur un moniteur-vidéo les images de la cathédrale engloutie que nous envoyaient des caméras-robots. On ne pourrait pas compter le nombre de fois où Heldscalla nous est apparue sur les écrans. Mais maintenant, il nous sera donné de la toucher. »
« J’aimerais pouvoir dormir », fit Mali. Elle posa sa tête aux cheveux courts sur l’épaule de Joe et se ramassa contre lui. « Réveille-moi quand nous y serons. »
L’arachnide reprit la conversation : « Cette immense Œuvre… Elle me rappelle une légende terrienne, que nous avions dû apprendre pendant notre période éducative et qui m’avait beaucoup impressionné. »
« Il fait référence au thème de Faust », expliqua le bivalve à Joe. « L’homme faustien qui cherche toujours à aller plus haut et ne se satisfait jamais de son acquis. Glimmung ressemble à Faust en bien des points, mais en diffère sur d’autres. »
L’araignée répondit dans un bruissement agité de ses antennes : « Glimmung coïncide avec le personnage de Faust dans ses moindres caractéristiques. Tout au moins le Faust de Goethe, qui est pour moi la version la plus authentique. »
Étrange, pensa Joe, d’entendre une araignée aux fines pattes chitineuses et un gros coquillage agrémenté de pseudopodes se quereller à propos du Faust de Goethe. Un livre que je n’ai jamais lu – et qui est pourtant le produit du travail d’un être humain, sur ma planète d’origine.
« Un des problèmes », continuait pendant ce temps l’araignée, « c’est celui de la traduction ; le livre a été écrit à l’origine dans une langue maintenant morte. »
« En allemand », compléta Joe. Ça au moins, il le savait.
L’araignée fouilla en grommelant dans une besace en plastique suspendue à son épaule : « J’ai… fait une… » ; quatre de ses extrémités manuelles fouillaient laborieusement le sac. « Saloperie », murmura-t-elle. « Tout tombe au fond. Ah, la voilà ! » Elle sortit une feuille de papier soigneusement pliée et l’ouvrit doucement. « J’ai écrit ma propre traduction en terrien moderne, appelé autrefois “français”. Je vais vous lire la scène cruciale de la seconde partie, le moment où Faust s’arrête enfin, contemple son œuvre et se déclare satisfait. Puis-je, est-il possible… quelle que soit l’expression appropriée. D’accord, monsieur Fernwright ? »
« Bien sûr », répondit Joe, pendant que le camion continuait sa route grondante, sur les rochers et les nids de poules, secouant violemment ses occupants. Mali paraissait maintenant tout à fait endormie. À en juger par leur vitesse importante, elle avait bien évalué les qualités du conducteur werj.
L’araignée commença à lire : « Un marécage entoure les montagnes, empoisonnant les terrains déjà amendés. Assécher l’immonde marais… voilà l’ultime conquête ; ce qui doit être fait. J’ouvrirai la voie à des millions : je ne leur offrirai pas un terrain pour vivre à l’abri, mais un lieu qu’ils devront libérer chaque jour. Riches et vertes seront les prairies ; les hommes et les troupeaux presque déjà sur la terre la plus neuve, sur la frontière gagnée par l’effort d’être vaillants. Ici se referme le cercle d’une terre paradisiaque, prévenue contre les flots. Car pendant qu’il essaiera de s’infiltrer goutte à goutte, que ses éclaireurs prépareront sa victoire, il y aura toujours un groupe pour contrer la tentative. Oui ! C’est… »
Le bivalve interrompit la récitation consciencieuse. « Votre traduction n’est pas idiomatique. “Les hommes et les troupeaux avanceront sur la terre la plus neuve.” C’est grammaticalement correct, mais aucun Terrien ne parlerait comme ça. » Le bivalve agita un pseudopode sous le nez de Joe, en quête d’une approbation. « N’est-ce pas, monsieur Fernwright ? »
Joe réfléchit : « Presque déjà sur la terre la plus neuve. » Le bivalve avait bien sûr raison ; mais…
« J’aime ça », répondit-il.
Débordante de joie, l’araignée glapit : « Et voyez combien la situation ressemble à notre rapport avec Glimmung. L’Œuvre ! “Ici se referme le cercle d’une terre paradisiaque, prévenue contre les flots !” L’utilisation de l’eau sert à symboliser tout ce qui vient miner les structures bâties par le vivant. L’eau qui a recouvert Heldscalla ; la mer qui a gagné la bataille des siècles. Mais Glimmung va relever la cathédrale. “Il y aura toujours un groupe pour contrer la tentative” – c’est l’image de nous tous. Peut-être Goethe était-il précognitif ? Peut-être a-t-il prévu la résurrection d’Heldscalla ? »
Le camion ralentit. « Nous sommes arrivés », les informa le conducteur. Il serra les freins et le véhicule s’arrêta en grinçant, projetant les passagers les uns sur les autres. Mali s’étira, ouvrit les yeux, complètement désorientée, elle jetait des regards effrayés de tous côtés.
« Nous sommes arrivés », lui dit doucement Joe en la serrant contre sa poitrine. Tout commence, pensa-t-il. Pour le meilleur et pour le pire. Pour notre plus grande richesse ou pour notre misère finale. Jusqu’à la mort. Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Bizarre qu’il se mette à penser à la litanie du serment du mariage. Et pourtant ces mots cadraient avec la situation. Il sentait la mort toute proche.
Tout engourdi, il se leva et aida Mali à en faire autant ; ils se mêlèrent au groupe qui commençait maladroitement à descendre du camion. Il prit une profonde inspiration, laissant entrer dans ses poumons la présence humide de l’océan. Il est vraiment tout proche, maintenant, réalisa-t-il. La mer. La cathédrale. Et Glimmung qui essaie de les séparer. Comme Dieu l’avait fait avant lui. Éloigner la lumière des ténèbres ; et les terres de la mer.
Il lança à l’araignée : « Le dieu de la Genèse est très faustien. »
Mali grogna : « Mon Dieu, ils discutent théologie en plein milieu de la nuit. » Elle frissonnait dans l’atmosphère à l’humidité glaciale et cherchait quelque chose des yeux. « Je ne vois rien du tout ; nous sommes au centre du néant. » Profilé sur la nuit d’encre, Joe crut distinguer la forme sombre d’un dôme géodésique. Nous y voilà, se dit-il à lui-même.
Pendant ce temps, les autres camions étaient arrivés et s’étaient rangés, déversant leur marée de créatures diversifiées. Certaines avaient des difficultés à descendre et on devait les aider ; la gelée rougeâtre par exemple n’avait dû son salut qu’à l’intervention d’une boule de bowling hérissée d’épines à l’aspect hostile.
Un grand aéroglisseur tout illuminé se manifesta soudain au-dessus d’eux, descendit doucement et se posa au milieu du groupe. « Hello ! » fit-il. « Je suis votre véhicule qui vous conduira à votre lieu de travail. Embarquez à mon bord en faisant bien attention à la marche et je vous y emmènerai ; allez-y, s’il vous plaît. Hello, hello ! »
Salut à toi aussi, pensa Joe comme il suivait la masse des gens qui glissaient, voltigeaient ou bourdonnaient vers le bord.
À l’intérieur du dôme géodésique, ils furent accueillis par une troupe de robots. Joe les regarda sans y croire. Des robots !
« Ils ne sont pas illégaux, ici », lui expliqua Mali. « Il faut bien te le mettre dans la tête : tu n’es plus sur Terre. »
« Mais Edgar Mahan a prouvé que la vie synthétique ne peut exister. La vie sort de la vie, et donc, dans la construction des organismes à autoprogrammation… »
« Eh bien, tu en vois vingt », fit Mali.
« Pourquoi nous a-t-on fait croire qu’ils étaient un mythe ? » lui demanda Joe.
« Parce qu’il y a déjà trop de gens au chômage sur Terre comme ça. Le gouvernement a falsifié les preuves et les documents scientifiques pour leur faire dire que la réalisation de robots était impossible. Ils sont rares toutefois, car difficiles à construire à un prix raisonnable. Je suis étonnée d’en voir autant. Je suis sûre qu’il a sorti tous ceux qu’il possède. C’est un… » Elle chercha le mot. « Pour notre gouverne. C’est une grande représentation. Un déploiement de forces pour nous impressionner. »
Un des robots aperçut Joe et s’approcha rapidement : « Monsieur Fernwright ? »
« Oui ? » fit celui-ci. Il observait autour de lui les couloirs avec leurs portes massives et les rampes lumineuses encastrées au plafond. Gigantesque, fonctionnel et labyrinthique. Il n’y avait pas de défauts visibles. De toute évidence le bâtiment venait juste d’être construit et n’avait pas encore servi.
« Je suis tellement enchanté de vous voir », déclara le robot. « Au centre de ma poitrine vous remarquerez probablement le mot “Willis” tracé au pochoir. Je suis programmé pour répondre à toute instruction commençant par ce mot. Par exemple, si vous désirez voir votre lieu de travail, dites simplement : “Willis, conduis-moi sur mon lieu de travail”, et je vous montrerai avec joie le chemin, me procurant ainsi un plaisir que j’espérerai partagé. »
« Willis », fit Joe, « y a-t-il des chambres prévues pour nous dans ce bâtiment ? Mlle Yojez est épuisée et devrait déjà être en train de dormir. »
« Un trois pièces est prêt pour vous et Mlle Yojez », répondit Willis. « Ce sera votre appartement personnel. »
« Comment ? » fit Joe.
« Un trois pièces… »
« Tu veux dire un véritable appartement ? Pas une simple chambre ? »
« Un trois pièces », répéta Willis, fort de sa patience robotique.
« Montre-nous le chemin. »
« Non », répondit Willis, « vous devez dire, “Willis, montre-nous le chemin !” »
« Willis, montre-nous le chemin. »
« Oui, monsieur Fernwright. » Le robot les fit traverser le foyer pour prendre l’ascenseur.
Après avoir visité le logement, Joe fit coucher Mali qui s’endormit sans un bruit. Même le lit était large. Le mobilier était solide et de bon goût (bien que de facture modeste) et l’appartement même était immense. Il pouvait à peine le croire. Il examina la cuisine, la pièce principale, et trouva sur une table à café, une poterie d’Heldscalla. Il la reconnut au premier coup d’œil. Il s’assit sur le lit et la prit d’une main précautionneuse.
Le vernis était d’un jaune profond. Il n’en avait jamais vu de pareil, riche et intense ; même les jaunes de Delft semblaient pisseux à côté – même le jaune Royal Albert. Cela le fit réfléchir aux ossements chinois. Y a-t-il des ossuaires par ici ? Si oui, quel pourcentage utilisent-ils ? 60 % ? 40 % ? Et leurs catacombes, sont-elles aussi riches que celles de la république populaire de Moravie ?
« Willis », fit-il.
« Bien su’, missie. »
Étonné, Joe demanda : « Missie ? Pourquoi pas “monsieur” ? »
Le robot répondit : « Je m’suis mis à li’e l’histoi’e de la te’e, missie Fe’nw’ight, bwana. »
« Y a-t-il des ossuaires sur la planète du Laboureur ? »
« Eh bien, missie Fe’nw’ight, j’sais pas t’op. J’c’ois que wous pouwez appele’un o’dinateu’cent’al, éfen… »
« Je t’ordonne de parler correctement », fit Joe. « Wous dewez di’e “Willis” d’abo’d, éfendi, si wous woulez. »
« Willis, parle correctement. »
« Oui, monsieur Fernwright. »
« Bien, amène-moi là-bas. »
Le robot déverrouilla la lourde porte d’acier et d’amiante, puis s’effaça pour laisser entrer Joe Fernwright dans l’obscurité de l’immense chambre. Le plafond s’illumina dès qu’il eut franchi le seuil.
Au fond de la pièce, il vit un énorme établi complètement équipé. Trois séries de waldoes. Des lampes anti-éblouissement que l’on actionnait avec le pied. Des loupes autoconvergentes, de quarante-cinq centimètres de diamètre et plus. Toutes les tailles utilisées d’aiguilles à fusion. Sur la gauche de l’établi s’empilaient les colis de protection, d’une perfection inégalée, celle dont il n’avait fait qu’entendre parler. Il s’approcha de l’un d’eux, le souleva et le laissa retomber par jeu… Il le vit flotter doucement vers le sol et se poser sans le moindre impact.
Et les pots d’émaux hermétiquement scellés. Toutes les teintes, les nuances et les coloris étaient représentés ; quatre rangées de récipients occupaient toute la longueur de la pièce. Grâce à leur aide, il pourrait reproduire virtuellement n’importe quelle nuance sur les poteries qu’on lui amènerait. Mais il y avait quelque chose de plus dans le coin. Il s’approcha et l’examina avec stupéfaction. Une zone antigravité, où celle-ci était contrebalancée par le cercle d’une machinerie invisible : c’était l’outil ultime pour un guérisseur de poteries. Il n’aurait pas besoin de fixer les tessons pour les faire fusionner ; dans la chambre agravifique, les pièces resteraient absolument immobiles où il les placerait. Cet instrument lui permettrait d’être quatre fois plus efficace qu’auparavant, même au temps de sa plus grande prospérité. Et le positionnement serait parfait. Rien ne bougerait, ne glisserait ou ne se décollerait pendant le processus de guérison.
Il prit note aussi du four, dont il aurait besoin si quelque écharde venait à manquer et qu’il se trouve dans l’obligation d’en mouler un duplicata. Il pourrait ainsi compléter des poteries dont des morceaux manqueraient. Cet aspect de son talent n’était jamais mentionné en public, mais… il existait.
De sa vie, il n’avait jamais eu un atelier aussi bien équipé pour réparer les poteries.
Déjà de nombreuses poteries brisées l’attendaient, protégées dans leurs caisses molletonnées qui s’accumulaient en piles près de l’établi. Je pourrais commencer tout de suite, réalisa Joe. Je n’ai qu’à baisser une demi-douzaine de commutateurs et la boutique est ouverte. C’est tentant… Il s’approcha de la rangée d’aiguilles à fusion, en prit une et la tint en main. Elle est bien équilibrée, décida-t-il. C’est du produit de qualité ; le meilleur qui soit. Il ouvrit un des colis et examina son contenu fragmenté. Son intérêt immédiatement éveillé, il posa l’aiguille et sortit les tessons un à un, se prenant à admirer la texture et la profondeur des coloris. Une poterie de forme curieuse, courte et ramassée. Il rentra les morceaux dans l’intention de les amener à l’aire anti-gravité et se retourna. Il désirait commencer immédiatement. C’était le sens de sa vie. Jamais il n’aurait pu espérer avoir accès au…
Il s’arrêta. Il restait figé de surprise, comme si un animal lui avait mordu le cœur. L’avait happé d’une mâchoire envieuse, d’un coup de dent joyeux.
Une silhouette noire, véritable négatif de la vie, se tenait debout devant lui. Elle l’observait, et il eut un instant l’espoir de la voir s’en aller, maintenant qu’il la regardait en face. Mais elle restait là. Il attendit encore un moment. La silhouette ne bougeait toujours pas.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il au robot, qui se tenait immobile à l’entrée de l’atelier.
« Vous devez dire d’abord “Willis”, lui rappela le robot. « Vous devez dire “Willis, qu’est-ce…” »
« Willis, qu’est-ce que c’est ? »
« Un Kalende », répondit le robot.